Comment le gorille a été mis en cage

“Le gorille, dit Danièle Mauduit, c’est le mouvement populaire”, celui par qui est arrivée la Sécurité sociale. Depuis sa création à la Libération, notamment par ceux qui avaient combattu le nazisme, les possédants n’ont cessé de remettre en cause la “Sociale”. Brutalement ou “en douceur”. C’est cette histoire que nous raconte Danièle.

Le gorille, c’est le mouvement populaire.

Celui qui rassemble ceux et celles qui triment, suent et saignent pour répondre aux besoins de pouvoir et richesses de ceux et celles qui ne peuvent vivre qu’en surplomb et dans le luxe.

Celui qu’on apaise par quelques miettes, qu’on intimide par la répression, qu’on affaiblit par les guerres, qu’on met hors la loi par des lois illégitimes ou scélérates.

Celui qui se lève poussé à bout par l’injustice et l’insupportable, secoue le joug de l’exploitation et de l’oppression , arrache des embellies pour les premières et premiers de corvées. Embellies qui valent promesses de vie meilleure pour que brillent de joie les yeux des enfants du monde.

Celui qui hante alors les nuits de ceux qui possèdent, de ceux qui commandent et mobilisent les forces de répression haineuses et sanguinaires, arrêtant, mutilant, massacrant même ceux qui ont eu l’arrogance de se lever au nom de la justice et de la liberté.

La Sociale ou l’Etat social, qu’est-ce que ça change ?

En 1945, la victoire sur le nazisme ouvre une voie au mouvement populaire qui a largement mené les combats de la Résistance face à un Etat collaborateur soutenu par la bourgeoisie. Le monde du travail a obtenu, par ses luttes chèrement payées, l’expérience, la reconnaissance morale et la force de porter une autre politique, celle des « jours heureux »

Au ministère du travail, un militant ouvrier communiste, Ambroise Croizat, soutenu par une puissante CGT et associé à un haut fonctionnaire Larocque met en place un ambitieux plan de sécurité sociale.

Il s’agit de permettre aux parents des quartiers ouvriers de soigner leurs enfants malades et au-delà de mettre fin à l’angoisse du lendemain et à tous d’affronter les aléas de la vie avec dignité.

Tous les bien pensants de l’ordre établi, se sont mobilisés pour défendre les mutuelles, l’État social, la médecine libérale.

L’État social, c’est l’État qui finance et décide des mesures sociales avec l’argent des impôts. Il s’est construit avec « l’appui de la mutualité, dans la collusion de l’Etat et du capital au cours des décennies précédant la mise en place de la Sécu. » Il a été renforcé par Vichy pour les besoins de la seconde guerre mondiale. 

« La Sociale, c’est le régime général : unicité du régime, unicité d’un taux de cotisation interprofessionnel, gestion par les intéressés eux-mêmes, perception des cotisations par le régime et non par l’Etat, qualité du statut des salariés des caisses, bureaux de vote et antennes du régime dans les entreprises, capacité de former soigneusement les administrateurs, ce sont là les lignes rouges de la transformation d’une institution de classe du capital en une institution de classe des travailleurs. »

Le régime général a été mis en place par les militants essentiellement communistes et de la CGT au premier semestre 1946… Que des travailleurs gèrent dans le régime général l’équivalent du budget de l’Etat… qu’ils sortent de la protestation et de la victimisation pour exercer une responsabilité économique majeure, est intolérable pour la classe dirigeante » précise B. Friot tandis que Nicolas Da Silva explicite : “ L’enjeu n’est pas l’argent, mais le pouvoir,…, le régime général s’inscrit dans les pas des grandes luttes pour la démocratisation depuis 1789. Pour la première fois, la classe ouvrière organisée est en mesure de diriger une partie significative de l’activité économique du pays . Insupportable pour tous les conservateurs et réactionnaires qui préfèrent le système représentatif à la démocratie, le paternalisme à l’auto-organisation, l’Etat social à la Sociale”

« Dès 1947, la CGT, victorieuse aux élections des conseils des caisses, se heurte à l’alliance de l’Etat, du patronat, de FO et de la CFTC. Le débat parlementaire de l’été 1949 porte sur le principe même d’un régime général avec un argumentaire rabâché depuis pour justifier la “réforme”: fraude et abus des assurés, vieillissement de la population, inefficacité du régime général appelant renforcement du contrôle et de l’étatisation, déremboursement du petit risque et transfert à la mutualité. » Face au déficit de la branche maladie, le 11/02/48 le Figaro commente : la Sécurité sociale est un” monstre à cinq pattes qui allaite et dévore ses enfants”

Quand les intéressés gèrent eux-mêmes les richesses qu’ils ont produites

La mise en place de la Sécurité sociale permet des progrès sociaux spectaculaires. Les assurés sociaux, mieux nourris et mieux soignés, accèdent peu à peu au confort et connaissent une augmentation de l’espérance de vie sans précédent.

la Sociale s’est affirmée face à un Etat défaillant lors de grandes luttes populaires, en dehors de toute logique capitaliste, dans la conflictualité avec l’Etat. La Sécurité Sociale instituée en 1946 a été rendue possible par les expériences des Communards, des Résistants…

La Sociale versus l’Etat social repose sur 3 grands principes

=>le principe de justice :

* la Sociale organise la cotisation obligatoire pour assurer des droits à tous : universalité et veut étendre les soins à rembourser ( la prise en charge) par une délibération démocratique quand l’Etat social cible les populations (assistance, assurance, régime général). Dans l’lEtat social, es bénéficiaires du régime général sont considérés comme des fraudeurs potentiels et la délimitation minimaliste du panier de soins est imposée par le haut (ONDAM)

=>le principe de mobilisation de la production publique

*la Sociale veut étendre la production publique ( hôpitaux, personnel…) et établir par les travailleurs du soin le contrôle de leur outil de travail quand l’Etat social veut limiter la production publique de soins : fermeture de lits, numérus clausus, Nouveau Management Public, faire plus avec moins au détriment du personnel et des patients.

=>le principe de mobilisation du capital

* La Sociale développe un financement public socialisé quand l’Etat Social remplace les cotisations par les impôts (CSG) et les capitaux privés (cliniques, industries pharmaceutiques, assurances) via sa politique de ciblage. Cela correspond à deux modèles de société : démocratie et émancipation ou inégalités, contrôle, paternalisme.

La Sociale s’oppose à Etat social sur la question du pouvoir : qui décide ?

=> démocratie ou représentation?

*La Sociale « s’inscrit dans la tradition démocratique qui exige une forte décentralisation du pouvoir et la possibilité offerte à tous de décider collectivement de ce qu’il convient de faire » quand l’État social s’inscrit dans la tradition représentative : les citoyens ne sont pas suffisamment compétents pour traiter les questions de santé et que c’est à leurs représentants (lorsque les élections existent) et à l’administration étatique de définir la politique de santé .

La mise en place de la sécurité sociale a été conflictuelle, cependant, l’ordonnance du 19 octobre 1945 prévoit de nombreuses améliorations de prestations. Les cotisations sont réévaluées à 12 % pour les assurances sociales et à 4 % pour l’allocation des vieux travailleurs salariés. L’accès aux prestations est facilité par les conditions d’ouverture des droits plus généreuses : 60h de travail dans le trimestre au lieu de 60 jours ! Le nombre passe de 7 millions en 1944 à 10 millions en 1947, sous le double effet de la modification des conditions d’accès et de la suppression de plafond d’affiliation. Le délai de carence passe de 5 à 3 jours, les indemnités journalières sont revalorisées … »p 130

Le coût de l’assurance santé s’élève à 5,71 % des salaires en 1947 et augmente chaque année pour atteindre 8,26 % des salaires soumis à contribution. Cette augmentation des dépenses est en fait une augmentation de la production de soins.

Quand les classes dirigeantes refusent et sabotent la Sociale :

« haro sur le régime général »

1946 : Le gouvernement propose un texte en recul par rapport aux aspirations de la CGT. Le plafond de cotisation est maintenu. Les caisses d’allocations familiales sont séparées des caisses de sécurité sociale empêchant la solidarité entre les caisses… Alors que la CGT souhaitait une représentation mutualiste (un homme, une voix), la répartition des sièges n’évolue pas pour la caisse de sécurité sociale et celle des allocations familiales recule à 50% pour les salariés, l’Etat fixe le niveau des cotisations, les prix et les taux de remboursement. .

Le texte est voté par une majorité SFIO-PCF-CGT. Le MRP et la CFTC s’abstiennent. La contre-attaque commence aussitôt : la loi Morice en 1947 permet que la mutualité gère le régime de santé des fonctionnaires (MGEN). La Mutualité est sauvée par des dispositifs qui limitent le régime général : ticket modérateur : 20 %, gestion au 1er F du régime des fonctionnaires, plafond de cotisation. La création de régimes particuliers est préférée à l’extension du régime général.

Portée par Ambroise Croizat, la loi du 22 mai 1946 sur la généralisation à tous du régime général ne trouvera jamais les forces sociales pour l’appliquer.

Le gaullisme : Installé dans des circonstances contestées pendant la guerre d’Algérie, il renforce l’État social. En 1959, les directeurs de caisses sont nommés par l’État. Le renforcement du système de soins est à plusieurs égards, une dette de guerre  et présente 3 orientations

– financement du système de soins renforcé : les 3e et 4e plans augmentent l’investissement hospitalier (une vingtaine de centres de recherche et plusieurs dizaines de milliers de lits, via une augmentation du taux de cotisation. En 1964, le financement hospitalier ( construction- rénovation) est fourni à 40% par les subventions de l’Etat, 30% par des subventions du régime général, 30 % par l’autofinancement, notamment par la CDC). En 1975, 60 % des surfaces existantes ont été construites dans les 15 années précédentes. Professionnalisation du personnel, amélioration du plateau technique… l’hôpital se transforme en lieu de soin en grande partie grâce au régime général mais aussi par la recentralisation du pouvoir.

-encadrement par l’État renforcé:l’organisation de l’hôpital est modifiée : des directeurs aux pouvoirs renforcés, mais notés et sanctionnables par le ministère, formés dans l’Ecole nationale de santé publique, hôpitaux hiérarchisés, création des CHU, instauration du plein-temps hospitalier mais maintien de lits privés dans l’hôpital public.

– une place est garantie au privé : les cliniques privées sont bien traitées et poussées à la concentration le privé doit se soumettre aux volontés de l’État : la médecine de ville est menée au conventionnement via le tarif opposable

Le plan Jeanneney-De Gaulle en 1967 :But : “apprivoiser le gorille ( Gramsci)

Objectif de l’Etat et de toutes les formes de paternalisme social : reprendre le pouvoir sur le régime général de la sécu. Et en particulier la gestion par les salariés et la caisse unique .“apprivoiser le gorille “ = mater la rebellion des classes populaires pour qu’elles acceptent la marche en avant du capitalisme et renoncent à changer la vie.

Les faux arguments restent les mêmes

– décrédibiliser les salariés par le trou de la Sécu en niant l’impact des charges indues

-dénoncer le poids de la caisse unique qui déshumaniserait la sécurité sociale

L’affaiblissement de la CGT permet l’ordonnance 67-706, portée par le ministre des Affaires sociales, qui assène le coup le plus violent porté à la Sécu. depuis 46

=>division de la sécu en 3 caisses : CNAM – CNAV – CNAF + ACOSS pour gérer les cotisations

=>paritarisme et désignation des représentants de syndicats reconnus par l’Etat.

Contrôle renforcé du secteur hospitalier: la hausse globale des cotisations a permis le développement sans précédent du système de santé. La lutte contre la cotisation depuis les années 80 explique réciproquement l’incapacité contemporaine à financer les investissements nécessaires.

Le plan Juppé de 95-96 : aboutissement du processus d’étatisation.

Si en 82, une éclaircie se dessine, elle ne change rien de fondamental : les élections sans autogouvernement sont marquées par l’abstention. Elles ne seront pas renouvelées

L’étatisation du soin se poursuit avec la CSG créée en 1990 par Rocard et triomphe avec Juppé.

En 2020 la CNAM était financée à auteur de 32, 7% par la CSG, 32,4% par les cotisations et 29,5 par d’autres contributions et taxes.

Terrible défaite du mouvement social:

Budget de la sécurité sociale établi par la loi de financement : on passe d’une logique de réponse à des besoins à une logique d’adaptation à des contraintes budgétaires. Depuis 1997, le Parlement discute et adopte tous les ans le budget de la sécurité sociale, outil de contrôle de la production de soin en fixant l’ONDAM, souvent accompagné de mesures dites d’économies, = de réduction de droits. ONDAM en baisse depuis 2004. Paul Reynaud est exaucé.

Par la CADES, l’Etat institutionnalise la dette de la sécurité sociale : plutôt que d’augmenter les cotisations sociales pour faire face à l’augmentation de la production de soin, il impose à la sécu de financer par elle-même son retour à l’équilibre pour rembourser sa dette en passant par les marchés financiers. La CADES est financée par la CRDS.

Il renforce le pouvoir central dans l’organisation du système hospitalier via les ARH dont les directeurs sont nommés en Conseil des Ministres et révocables, ancêtres des ARS. Elles vont produire les normes.

En 1996, le gorille est en cage… sauf en Alsace-Moselle où fonctionne une caisse gérée par les intéressés.

Danièle Mauduit

Texte écrit à partir du livre “La bataille de la Sécu” de Nicolas da Silva

Nicolas da Silva La bataille de la Sécu – Une histoire du système de santé – La fabrique- éditions – octobre 2022 – 15€ – 294 pages. L’auteur est maître de conférences en sciences économiques à l’Université Sorbonne Paris – Nord. La problématique du livre est : quel est l’enjeu de la bataille entre l’Etat social et la Sociale? Préface de Bernard Friot.

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